«Vois, je te prie, Yahvé n'a pas permis que j'enfante», déplore Saraï (Genèse 16,2), en offrant à Abram sa servante égyptienne, Agar. Agée de 90 ans, la matriarche a «cessé d'avoir ce qu'ont les femmes» (Genèse 18, Il). Épouse d'un centenaire, Saraï parvient pourtant in fine à assurer la descendance du peuple hébreu. Elle met au monde un fils, Isaac. Sa stérilité originelle, récusée par Maurice-Ruben Hayoun, philosophe spécialiste du judaïsme, qui lui préfère le terme d'«infertilité passagère», revêt un aspect symbolique. Une donnée modifiable, élément dramatique déclencheur de l'histoire monothéiste. Cette infertilité passagère n'est-elle pas grosse d'événements à venir? Sans elle, la geste abrahamique aurait-elle eu cet attrait? Saraï, mère lambda, aurait-elle pu proposer sa servante à son mari et ainsi forcé la naissance du fils illégitime, Ismaël, avant d'engendrer son propre enfant?
Selon Maurice-Ruben Hayoun, la « guérison » de Saraï sert aussi d'illustration au message biblique essentiel: en dehors de toute volonté divine, rien n'est possible. «Le texte veut une chose: ce n'est pas votre mari qui vous féconde, c'est Dieu qui vous féconde à travers votre mari». Dieu devient le dernier agent causal, le seul facteur efficient. «Y a-t-il rien de trop merveilleux pour Yavhé?» (Genèse 18, 14). C'est ainsi que Dieu fait taire Saraï, lorsqu'éclate son rire à l'annonce de son futur enfantement. L’engendrement d'Isaac vient appuyer l'idée que Dieu ouvre les matrices, sa toute-puissance s'exprime ici.
Le «h», lettre féconde
Le changement de statut de Saraï, femme inféconde devenue mère, serait traduit symboliquement dans la Genèse. Avant de mettre au monde Isaac, le couple connaît un changement d'identité. Obéissant à une requête de son Dieu, Abram, le «père élevé» devient Abraham, le «père d'une multitude» (Genèse 17, 5). Même sort pour sa femme: «Dieu dit à Abraham: "Ta femme Sarai; tu ne l'appelleras plus Sarai; mais son nom est Sarah. Je la bénirai et même, je te donnerai d'elle un fils"» (Genèse 17, 15-16). À l'aide des textes du Tsennah Urennah, l'anthropologue Claudine Vassas explique la fécondité nouvelle de la matriarche par l'apposition, dans les noms du couple, de la lettre féconde, «h». Le «hey» en hébreu, qui compose le nom suprême de Yavhé («YHVH»), est ainsi le signe du féminin, de la mère et de la fille, celles qui engendrent. Comme un rite de passage, cet épisode de la perte et du gain (des lettres) inaugure un nouveau temps, celui de la descendance d'Abraham.
Dans son ouvrage Le Sacrifice interdit, Freud et la bible, la psychanalyste Marie Balmary impute à ce «baptême» - Saraï devenant Sarah - la même fonction de déclencheur de fécondité, amorce de la guérison du couple: «Ce n'est pas un désordre organique qui rend Saraï stérile, mais une erreur symbolique». Saraï, «ma princesse», devient Sarah, «princesse», et trouve le moyen de reconquérir sa place. «Pour devenir vraiment femme vis-à-vis d'Abraham, Sarah doit cesser d’être à lui. [...] Demeurant à son père [à l'origine de son nom], elle ne peut être véritablement mariée à un autre et n'étant pas symboliquement la femme d'Abram, elle ne peut pas être féconde». D'autant que les textes nous apprennent plus tard que Sarah n'est pas seulement femme d'Abraham. Elle est aussi sa demi-sœur: «Et puis, elle est vraiment ma sœur, la fille de mon père mais non la fille de ma mère, et elle est devenue ma femme» (Genèse, 20,12). Le statut de «sœur-épouse» peut aussi être perçu comme une cause de l'infertilité de Sarah. Renommée, elle n'est donc plus la princesse de leur père commun, et devient réellement épouse et bientôt mère.
Circoncision et enfantement
Pourtant, Marie Balmary souligne que cet épisode à lui seul n'explique pas la fertilité nouvelle de Sarah. La suite du récit biblique évoque la circoncision du patriarche, avant la naissance d'Isaac. «Voici que son sexe sort lui aussi de ce qui l'entourait. Sa femme, de même qu'il ne dira plus sienne, va sortir de l'enveloppe (verbale) qui l'empêchait d'enfanter». La psychanalyste souligne l'importance d'une ultime étape, car la guérison de Sarah n'intervient pas directement après l'épisode de la circoncision. Lorsqu'il arrive à Canaan, Abraham demande à Sarah de se faire passer pour sa sœur, craignant que le roi jette son dévolu sur elle et attente à sa vie. Croyant qu'elle est sa sœur, le roi Abimélekh prend Sarah, mais il ne la touche pas. Il reçoit une «révélation» et rend la matriarche à son mari, sans avoir consommé cette éphémère relation.
Ainsi, Marie Balmary attribue à ce roi le rôle du «thérapeute», du «père symbolique». Abimélekh «se comporte comme un père pour sa fille: cadeaux pour le gendre, dot pour la fille». Par cet épisode, les relations d'Abraham et Sarah sont donc mises en ordre, et le couple, désormais symboliquement marié, peut enfanter d'Isaac. La stérilité de la femme s'inscrit ainsi comme un topos de la littérature biblique de l'époque. Le même schéma se répète au long des textes. Isaac, fils d'Abraham et Sarah, doit attendre plus de vingt ans pour obtenir des enfants de son aimée, Rebecca. Le cadet, Jacob, subit lui aussi cette malédiction, mettant en conflit deux sœurs, Léah, première épouse féconde non-désirée, et Rachel, matriarche stérile mais aimée au premier regard. Cette récurrence du thème de l'infertilité a un objectif: servir de prétexte à tous les autres chapitres bibliques.
Selon l'anthropologue Claudine Vassas, dans ces différents épisodes, ce sont toujours des femmes désirables. Comme s'il s'agissait d'un combat entre la nécessité de procréer et l'amour, l'envie d'une femme belle. Les femmes sont stériles parce qu'elles sont attirantes; désir et procréation ne semblent pas compatibles dans un premier temps. Ce conflit doit se résoudre par l'intervention de Dieu. Un Dieu tout puissant qui contrôle l'utérus des matriarches, qui donne droit de vie et de descendance, et contourne toutes les lois biologiques pour parvenir à ses fins.
Camille Dubruelh
(Le monde des religions, n. 45)