La grande geste abrahamique, qui exerça une influence incommensurable sur l'ensemble de l'humanité croyante, est expédiée par la Bible hébraïque en une quinzaine de chapitres, dont certains, notamment le chapitre 22 (traitant de la ligature d'Isaac), résistent encore victorieusement aux efforts des exégètes.
Le recours à la concubine
Le rédacteur de ces passages a fait preuve d'un art dramaturgique consommé. Quand il débute son récit, rien, en apparence, ne doit retenir l'attention. En effet, en Genèse 11, 27-31, nous lisons un exposé sommaire de la généalogie d'Abram. Mais dès que les épouses sont mentionnées, la stérilité de Sarah est soulignée afin d'amorcer la suite du récit.
Ce qui est plus frappant, c'est le mensonge du patriarche concernant sa sœur-épouse: c'est au chapitre 20 qu'on précise que Sarah est bien sa demi-sœur du côté paternel... Au cours des révélations divines dont il est gratifié, Abraham exprime son malaise lié à ses difficultés d'engendrement à Dieu, qui lui fait une triple promesse (être sa divinité tutélaire, lui accorder une descendance nombreuse et lui offrir la Terre promise), Abraham répond qu'il n'a pas d'enfant et que tout ce qu'il possède risque bien de tomber dans l'escarcelle de son intendant, Eliezer de Damas. Dieu lui donne des assurances mais ne produit pas encore de miracle immédiat.
Le texte reparle de la stérilité de la matriarche et introduit aussitôt la présence de la servante égyptienne Agar au service de Sarah. L’épouse stérile propose alors sa servante comme concubine à son époux. Cette pratique était courante dans le Proche-Orient ancien: une femme stérile devait offrir à son mari une concubine afin de lui assurer une descendance mâle. La situation se complique lorsque Agar, devenue enceinte, ne témoigne plus le moindre respect à sa maîtresse qui en conçoit un très vif mécontentement. Sarah saisit ce prétexte pour affirmer sa domination et opprimer sa servante qui s'enfuit dans le désert. L’ange du Seigneur s'adresse à cette dernière et lui demande les raisons de sa fuite. Il lui ordonne de revenir sur ses pas et lui annonce aussi qu'elle devra le nommer Ismaël car, ajoute l'ange, Dieu a entendu son humiliation...
Une promesse divine suivie d'effets
Curieusement, on nomme un enfant avant même qu'il ne naisse. On pourrait presque dire: Ismaël ou l'éviction réussie d'un héritier. Les premiers chapitres de la Genèse sont plutôt favorables à Ismaël qui se voit assuré d'avoir, comme son père, une grande descendance. On ne sent pas encore l'hostilité qui va survenir après la naissance d'Isaac.
Un détail saute aux yeux: Ismaël ne prend jamais directement la parole, il est objet de la narration, jamais orateur direct comme son père, sa mère, son frère Isaac ou sa belle-mère Sarah. Peu de versets séparent la naissance et la croissance d'Isaac de l'expulsion d'Ismaël et de sa mère. Le chapitre 21 commence par rappeler que la promesse divine a été suivie d'effet: à la date précise, annoncée par les messagers divins, un enfant naît dans le couple formé par Abraham et Sarah. Isaac naquit alors que son père avait 100 ans et sa mère 90... Il fut circoncis au huitième jour après sa naissance et son père donna une grande fête lorsqu'il fut sevré.
Mais le drame ne va pas tarder à se nouer, puisque Sarah ne supporte plus que son propre fils Isaac lui apparaisse en compagnie de son frère Ismaël. Elle exige donc le bannissement de l'enfant et de sa mère. La Bible souligne le profond mécontentement d'Abraham face à une telle demande. Sans que le texte le reconnaisse, il semble avoir longuement hésité, puisque la Bible parle d'une intervention divine qui recommande au patriarche d'exécuter l'ordre de son épouse. Mais Dieu ajoute, cependant, que «c’est par le nom d’Isaac que sera appelée ta race»... Les différentes traditions sur Ismaël ont beau diverger sur des points de détails, elles sont d'accord sur l'essentiel: des bénédictions, oui; d'alliance, point.
Un bel avenir assuré à Ismaël
Le Livre de la Genèse fournit des données différentes sur l'état d'Agar lorsqu'elle est chassée de chez elle: d'abord, elle est enceinte, ensuite l'enfant est né (comme dans ce chapitre 21). Mais son âge est sujet à controverse: au chapitre 17, Ismaël a déjà 13 ans, mais ailleurs, on nous le présente comme un enfant que sa mère charge sur ses épaules. Contrairement au chapitre 17, l'ange de Dieu ne demande pas à Agar de s'en retourner chez elle, il l'assure du bel avenir de son fils et lui fait découvrir une source lui permettant d'étancher sa soif et de survivre. Le récit se clôt sur le mariage du jeune homme qui épousera une femme du même pays que sa mère.
Des récits de nature étiologiques (où un lien existe entre le contexte et l'annonce d'une naissance ou d'un nom de lieu ou de personne) expliquent le nom donné à Isaac: Yitshaq (en hébreu, «il rira») ou Yitsahaq li («se rira de moi»). Ces récits bibliques ont donné lieu à des contestations avec l'islam dont certains théologiens accuseront les Juifs de falsification (tahrif), dans le seul but de s'accorder la préférence.
Maurice-Ruben Hayoun *
* Spécialiste de philosophie juive médiévale et de la pensée judéo-allemande moderne, professeur des universités (Strasbourg, Bâle, Heidelberg, Genève), il est l'auteur de L'Exégèse juive (PUF, «Que Sais-Je?», 2000), de Petite histoire de la philosophie juive (Ellipses, 2008) et de Abraham, un patriarche dans l'histoire (Ellipses, 2009).
(Le monde des religions, n. 45)