Lunedì, 31 Gennaio 2011 22:11

Les passeurs de l'invisible (Jennifer Schwarz)

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Millénaires, les croyances chamaniques ont subsisté en cachette lors de l'ère soviétique, avant de refleurir au début des années 1990. Intermédiaires entre le monde des humains et le monde des esprits, les chamanes rétablissent les harmonies perdues.

 Dialogue interreligieux

Les passeurs  de l'invisible

Jennifer Schwarz

 

Dans la yourte à l'orée d'un bois où vont paître les yaks, la chamane enfile son bandeau à plumes noires. Celles du soïr, un oiseau sacré ici et chassé comme un aliment de guérison. Il est 23 heures. Des franges en tissu dissimulent ses yeux pour la protéger des mauvais mondes qu'elle va traverser. Elle s'installe à genoux contre ma nuque et pose une main sur ma hanche. De l'autre, elle sort une guimbarde d'un petit guéridon. Le jour est tombé sur les collines de mélèzes plongées dans l'invisible. Dehors, dans l'immensité vide de la steppe qui ne connaît ni clôture, ni barrière, les bêtes qui ont réchappé à l'hiver de glace vagabondent au milieu des carcasses. Elle joue à peine quelques instants. Dans un basculement, perceptible à son souffle plus court, son corps se tétanise.

Ses mains tremblantes forment maintenant un demi-cercle devant moi.

Elles se crispent comme des griffes enserrant la Terre. La tonalité de sa voix change. Des cris D'oiseau, de coq, de loup s'échappent de sa poitrine. Inutile de s'adresser à elle, m' a-t-elle prévenue, quelques minutes plus tôt: elle va devenir autre, absente à elle-même, dans un état modifié de conscience. Son corps frêle dégage une chaleur moite. Sa force a décuplé. Elle me soulève en un mouvement. Sa main gauche me tapote le front. De plus en plus vite. De plus en plus fort. Tapoter d'un geste entêtant. Les bruits d'animaux envahissent la pièce et mon crâne. Des mélodies subtiles, des gémissements de douleur aussi.

Puis je crois reconnaître un mouvement de babines animées par une mâchoire affamée. Cette mâchoire (de loup?) se rapproche de mon ventre qu'elle se met à gratter d'un geste frénétique. Elle gratte longtemps. Je reste immobile, mon corps est endolori, désorienté par les douze heures de van qui séparent l'aéroport de Mörön de la frontière russe en bordure de la Sibérie, où je me trouve à présent. À 23 h 45, son souffle reprend un rythme normal, son corps se décrispe et elle revient lentement à elle, toujours derrière ses plumes. « Tu n'as pas en toi de mauvaises énergies, me dit-elle. Je me suis seulement battue contre la souffrance que tu portes. Je l'ai ressenti pleinement. Elle t'empêche d'exprimer tes dons. J’étais à l'intérieur de toi. »

Conjurer l'infortune, la maladie

Telle fut ma première expérience chamanique. Un moment d'intimité absolument déroutant, qui ouvrit les portes de mes perceptions. À la tête d'un bataillon d'esprits incarnés en loup, coq et coucou, cette femme avait elle, comme elle me l'expliqua, vraiment pénétré, vu en moi et rétabli une certaine harmonie? La cure chamanique, comme l'affirmait Claude Lévi-Strauss, se situe-t-elle plutôt à mi-chemin entre notre médecine organique et la psychanalyse? « Le grand maître de l'extase» est-il plus sûrement, comme l'écrivait Mircéa Eliade, à la source de « l'expérience religieuse par excellence» ? On peut tout supposer. Même la supercherie. Ce sont des

« imposteurs», accusait Diderot au temps des Lumières. Une pratique paranormale qui s'enracine dans la subjectivité, professe aujourd'hui une partie de la communauté scientifique. Depuis que les premiers explorateurs européens ont découvert cette pratique, cinq siècles plus tôt, les chamanes passent pour des sorciers, des magiciens, des prestidigitateurs, mais personne n'a encore réussi à percer leur mystère. Les rites et les croyances chamaniques sont présents depuis des millénaires et ont persisté malgré l'expansion des grandes religions historiques. Depuis le paléolithique, ils se sont développés partout: aussi bien en Afrique, en Australie, en Amérique du Nord, au Moyen-Orient qu'en, Asie.

Faut-il croire aux esprits? En Mongolie, la question ne se pose pas. Dans la capitale, les centres chamaniques ont poussé comme des corps d'adolescents depuis la chute des communistes soviétiques en 1992. Au même titre que les acteurs et les politiques, certains chamanes sont devenus de véritables stars médiatiques que l'on s'arrache. Ils participent à des shows télévisés, où ils mesurent leur capacité respective à affronter le monde invisible, à guérir, à lire l'avenir. Certains, parmi les plus jeunes, se sentent investis de pouvoirs thaumaturgiques: « Je suis comme un ordinateur, dit la sublime Gerlee, rencontrée dans la banlieue d'Oulan- Bator, programmée pour guérir toute douleur, toute souffrance. » « Je peux sauver des gens d'un cancer du sang et lire en chacun comme dans un livre ouvert », me confie-t-elle tandis qu'à quelques mètres de là, un vrai chien loup hurle pour me signifier que je ne suis pas la bienvenue. Les familles mongoles ne désertent pas les temples bouddhistes mais préfèrent souvent, à côté du médecin, les remèdes du chamane aux prières du méditant, pour conjurer l'infortune, la maladie, accepter un deuil, trouver un mari ou un emploi. Interdit et combattu au même titre que le bouddhisme pendant les soixante ans de terreur d'État, de collectivisation forcée des terres et des troupeaux, de misère, le chamanisme, tapi au fond des âmes, a attendu patiemment son nouveau printemps.

Les Tsaatans, éleveurs de rennes

Sans fondateur, sans dogme, ni doctrine, il a subsisté en cachette, dans des lieux isolés, avant de refleurir, sous les pavés. D'une poignée, il y a vingt ans, ils sont devenus aujourd'hui des milliers. Les pratiques sont multiples, hybrides, parfois teintées de bouddhisme ou d'idées New Age, guère encadrées. Mais qu'importe. La culture mongole, la nation elle-même semble avoir désespérément besoin d'eux pour préserver un fond d'identité et affronter l'inquiétant bouleversement des modes de vie à l'oeuvre, la mort annoncée du nomadisme et l'exode à flux tendus vers la capitale...

Combien de temps la Mongolie restera-t-elle encore ce désert vert à la géographie sacrée, aux cieux immenses, peuplé de yaks, d'esprits, d'éleveurs nomades, où l'être humain n'est qu'un des éléments de la nature parmi d'autres, tous interdépendants? Une terre trois fois plus grande que la France (pour seulement 2,6 millions d'habitants), où l'on a oublié de dessiner des routes, des directions, et où les enjeux économiques sont si pauvres qu'y être nommé diplomate constitue un signe de désaveu... Bientôt, les appétits chinois, russes, européens, pour ses richesses prodigieuses en cuivre, charbon, or, uranium et le tourisme de masse balaieront ce qu'il reste de culture traditionnelle au profit d'un folklore exotique. « Mes enfants seront les derniers à connaître notre culture », m'explique Khalzan, en guise d'introduction. Il vit aux abords de Tsagaan Nuur, le seul village mongol où l'on peut donner son passeport et quelques euros à un vice-colonel russe imbibé de vodka pour prendre une douche brûlante dans une caserne abandonnée, façon désert des Tartares... Propre et reposée, après des jours sans sommeil et sans savon, je retrouve Khalzan autour d'un thé salé au lait de yak. Les chiens en liberté, partout, et les enfants aux joues brûlées par le soleil courent autour de nous, sans autre jeu que leurs jambes... « Notre peuple est en voie de disparition. » À 39 ans, il est déjà un chamane très respecté dans la région. Il appartient aux 300 derniers représentants de la culture tsaatane, ces éleveurs de rennes à la source même du chamanisme, répartis en une trentaine de familles dans la taïga orientale et occidentale du nord de la province de Hüvsgül.

«Mon âme volait, j'étais heureux»

« Dès l'enfance, j'étais comme étranger. Je ne dormais pas la nuit », aimanté à la rivière qui coulait dans ses veines: « Les poissons se collaient à mon corps, je pouvais les toucher. Je parvenais aussi à faire des voyages hors de ma conscience, à visiter les océans, les planètes, les forêts.Mon âme volait, j’étais très heureux. » Tout le clan sut, d'instinct, que de ses treize frères et sœurs, il était l'élu. D'autant que le jeune garçon souffrait de crises de tétanie et de pertes de conscience, signes d'élection parmi d'autres dans la tradition mongole. Comme si les épreuves auxquelles le chamane avait réchappé, le malheur hors norme qu'il avait enduré, lui donnaient une habileté particulière à transgresser la normalité pour « émerger ». Comme si la souffrance et la solitude seules ouvraient l'esprit humain.

Avec son âme voyageuse, Khalzan assuma le fardeau: la confrontation quotidienne au malheur des autres. Pour lui, comme pour tous les chamanes mongols, l'homme peut agir et transformer le monde: se protéger, guérir, favoriser le succès à la chasse, faire prospérer sa famille et ceci par un contact direct avec le monde spirituel, rendu possible par les dons du chamane. Lui seul, en artisan des âmes, peut côtoyer les esprits et jouer les intermédiaires entre le monde des humains et le monde invisible des entités diverses (les esprits animaux, de la forêt, des ancêtres ou des morts) pour rétablir l'harmonie. « Toute ma vie a changé avec l'initiation. J'ai perdu mes sensations d'enfant, pour d'autres plus fortes encore. J'ai commencé à communiquer avec différents esprits de la nature. » Des « ongons », comme on les nomme ici. À l'intérieur de Khalzan, ils se manifestaient en oiseaux, en chèvres ou en ours.

C'est changé en ours que je le retrouverai peu après minuit. Il m'a conviée à une cérémonie en échange de quelques tugriks, la monnaie locale. « Viens à 23 h 30. »À l'heure dite, tout le clan est là, assis en tailleur autour de celui qui n'a pas encore revêtu ses apparats de chamane. Son del marron et son chapeau vert lui servent pour l'instant de cuirasse. Ses gestes sont silencieux, sa concentration réelle. L’un de ces trois enfants, un petit garçon, est là à ses côtés qui a été choisi pour perpétuer la filiation chamanique et la transmission exclusivement orale de l'initiation. Le poêle chauffe. Au sommet de la yourte, une ouverture vers les cieux purs et les étoiles.

Sur la paroi qui fait face à la porte, une petite table basse est couverte du raisin, du thé, des cigarettes, de la vodka ainsi que des hadag, des écharpes bleues qu'il m'a ordonné d'apporter en guise d'offrande aux esprits. On attend. Khalzan brûle des morceaux de genévrier, goûte méticuleusement chacune des offrandes pour nouer, me dit-on, un lien avec les esprits. Puis, il s'empare d'une bassine. C'est le seul que je verrai ainsi réaliser des ablutions: visage, nuque, mains et poignets. Son costume est là qui siège dans le coin de la pièce où je grelotte. Une centaine de cordelettes de différentes couleurs y sont suspendues dans un désordre maîtrisé. Elles représentent la cosmogonie chamanique: le soleil, les saisons, les arbres, les rivières.

Une voix rauque, dissonante

Le livre de Corine Sombrun, cette Parisienne désignée comme chamane après être entrée naturellement en transe au son d'un tambour, m'accompagne. Elle m'aide, avec ses mots simples, à traduire ce qu'ici l'on tait: la symbolique des choses et puis l'envers, le dedans que je ne peux ni voir, ni éprouver au stade qui est le mien. « Comme la peau est la carapace qui permet de traverser la vie, le visible, écrit-elle, le costume permet de traverser l'invisible. » Khalzan l'enfile avec ses chaussons en peau de chèvre, puis il recouvre son visage du bandeau en plumes de soïr, attrape son battoir en peau de chèvre, et enfin, le tambour recouvert de peau de cerf.

Minuit sonne. C'est l'heure. L’odeur du genévrier recouvre tout. J'ai le cœur qui bat. Le tambour se met à battre plus fort que lui. C'est le moment que l'on nomme dans la tradition le

« buult»: les esprits auxiliaires descendent dans le chamane pour l'emmener dans leur monde. La voix de Khalzan, si délicate cet après-midi, devient rauque, dissonante. Elle a bien cent ans. Son corps s'est déployé, massif. De sa poitrine sortent des râles, des mélodies. Je les reconnais à présent.

Le son du tambour résonne, descend en moi, circule. L’énergie du chamane est là dans mon ventre. Mes larmes coulent machinalement. Il fait maintenant des bonds de plus d'un mètre, grogne, gronde, hurle. Une heure, deux heures passent. Je serre la main de mon voisin, songe à Corine Sombrun dont l'expérience me semble universelle. «J'ai la sensation, écrit-elle, de plonger dans l'envers de la personne. De ressentir tout ce qu'il y a en elle. Mes yeux ne voient plus son apparence, mais une espèce d'univers sous forme de boules blanches, de couleurs, de nébuleuses avec des formes qui se déplacent ou sont plus ou moins bloquées. Les mains agissent alors sur les parties bloquées. Comme pour les extirper. Les fluidifier. Et rétablir une sorte de circulation énergétique. Parfois des sons se mettent à sortir de ma bouche. Des mélodies. Je les souffle sur ces blocages pour les faire fondre. » Khalzan ne dira rien de cela. Il appelle maintenant chacun du bout de son battoir.

Je m'avance, à genoux, j'effleure sans le vouloir sa main, il sursaute et bondit en arrière. J'entends des mots, une langue incompréhensible que seul son père peut traduire en tsaatane. Je reprends ma place. À 2 h 30 du matin, il tombe violemment en arrière, retenu avec difficulté par son tushee, l'homme qui le protège de gestes trop brusques.On tend à Khalzan une cigarette et une coupelle de vodka. Cela l'aide à reprendre conscience. Il ôte son bandeau, m'observe. Dès les premiers mots qu'il prononce revenu à lui-même, j'ai la sensation qu'il s'adresse à ce moi caché,

« enterré ». Une terre lointaine que l'on évite d'aller gratter, sinon sur un divan d'analyste pendant d'interminables années. En quelques instants seulement, il trouve les images et les mots libérateurs, rétablit en moi une certaine harmonie perdue.

La transe, expérience universelle

Je perçois, à mon retour, le décalage profond entre eux et nous, la pauvreté de notre univers symbolique, de notre dialogue avec l'invisible. Et la détresse que cela engendre. Corine Sombrun refuse, pour l'instant, d'endosser le costume de chamane en France, trop étranger à notre culture. Elle poursuit néanmoins son cheminement, encadrée par des scientifiques. La transe est-elle une expérience universelle? Si oui, qu'avons-nous à apprendre de ces états modifiés de conscience? Les

premiers résultats des études scientifiques, réalisées au sein de l'hôpital d'Edmonton au Canada, confirment qu'en dehors des rites, la transe a bel et bien des effets sur le cerveau. Elle modifie le comportement et permet d'accéder à des capacités hors norme: elle augmente la force physique, diminue la sensation de douleur, entraîne des effets de dépersonnalisation qui pourraient avoir des applications thérapeutiques dans le futur. Au sortir de la transe, le cerveau expérimente parfois même l'Éveil propre aux grands méditants... Une autre façon de vivre le monde est possible.

(Le monde des religions, novembre – décembre 2010, n°  44, pp. 46- 51)

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Fausto Ferrari

Religioso Marista
Area Formazione ed Area Ecumene; Rubriche Dialoghi, Conoscere l'Ebraismo, Schegge, Input

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