687 - 642 avant Jésus-Christ
Le récit de 2 Rois 21 fait de Manassé la figure du roi impie par excellence, et le schéma théologique deutéronomiste du livre des Rois le rend directement responsable de la déportation judéenne dès le verdict porté aux versets 11 à 15: «Parce que Manassé, roi de Juda, a commis ces abominations [...], je fais venir sur Jérusalem et sur Juda un malheur tel que les deux oreilles en tinteront à quiconque l'apprendra». Rien ne pourra arrêter le jugement, pas même l'œuvre réformatrice de son petit-fils Josias, ainsi que le proclame la prophétesse Houlda aux envoyés du roi (2 R 22, 16-20), et plus encore la notice conclusive du règne: «Pourtant, YHWH ne revint pas de l'ardeur de sa grande colère, qui s'était enflammée contre Juda pour les déplaisirs que Manassé lui avait causés [... ]. » (2 R 23, 26-27.)
L'essentiel est dit là, et le jugement déjà prononcé - ce qui explique en partie le laconisme des chapitres 24 à 25 sur les fautes commises par les derniers rois de Juda et l'ultime référence aux «péchés de Manassé» (2 R 24, 3) quand le texte rapporte les exactions de bandes de Chaldéens, Moabites et autres Ammonites envoyées contre Juda: «Cela arriva à Juda uniquement sur l'ordre de YHWH, qui voulait l'écarter de devant sa face, pour les péchés de Manassé, pour tout ce qu'avait fait celui-ci et aussi pour le sang innocent qu'il avait répandu, inondant Jérusalem de sang innocent.
YHWH ne voulut pas pardonner». (2 R 24, 3-4.)
Plus que tous les rois de Juda, à l'égal des rois d'Israël
La structure même du récit est donc construite en fonction de ce péché irréparable, qui ôte à Israël tout droit d'habiter sa terre car il s'est détourné des chemins droits de David pour suivre l'impiété de Manassé.
En termes généraux, 2 Rois 21, 2 énonce déjà le jugement porté contre Manassé, mais on retiendra surtout la distance introduite entre l'action de Dieu agissant en faveur d'Israël et les actions mauvaises de Manassé qui le qualifient plutôt du côté des «nations». L'énoncé des fautes commises par le roi (2 R 21,3-8) renforce ce jugement, de manière plus développée que pour aucun autre roi judéen: Manassé se trouve ainsi ravalé au rang des souverains israélites d'avance disqualifiés. Le récit retient essentiellement deux chefs d'accusation qui font de lui un autre Basha, roi d'Israël (sacrifices d'enfants en plus; voir 1 Rois 15, 34 - 16, 13; voir Biblia n° 57, pp. 14-16): le roi judéen «multiplia les actions que YHWH regarde comme mauvaises, provoquant ainsi sa colère» (2 R 21,6) par des pratiques magiques. A quoi le récit ajoute plus loin qu'il «a commis ces abominations» et a péché (2 R 21,11.17). Car, à l'imitation des nations que Dieu avait chassées de devant Israël, Manassé a construit des hauts lieux et autels idolâtriques, là où le Seigneur avait pourtant inscrit son Nom à jamais (2 R 21,2-4). Mais le comble est atteint dans l'immolation par le feu de son propre fils (2 R 21, 6a), sacrifice humain qui renvoie aux pratiques de son grand-père Achaz de Juda (2 R 16, 3), et, par delà, au temps d'Achab, roi d'Israël (voir 1 R 16, 34).
Dans l'économie de l'ensemble narratif du livre, le temps réformateur d'Ézéchias (2 R 18 20) se trouve totalement occulté au profit d'un temps où le roi d'Israël avait offensé le Seigneur « plus que tous les rois qui l'avaient précédé» (1 R 16, 33b). Voilà qui apparaît clairement au verset 3: «Il rebâtit les hauts lieux qu'avait abattus Ézéchias, son père, éleva des autels à Baal et fit un pieu sacré, comme avait fait Achab, roi d'Israël». L'érection d'une idole sculptée dans le temple lui-même (1'Ashéra en 2 Rois 21, 7a), vient sceller ce détournement tragique de la double élection, choix de Jérusalem et choix de David (2 R 21, 7b-8).
Faute du roi, désobéissance de tous
Ce jeu constant de comparaisons procède d'un effet de flash-back destiné à opposer les figures de Manassé et Ézéchias d'une part, et à conjoindre celles de Manassé et Achab d'autre part. Les deux paroles divines aux versets 4 et 7-8 en sont un autre aspect, elles donnent à la séquence sa structure théologique en situant l'impiété de Manassé face à «toute la Loi qu'a prescrite pour eux mon serviteur Moïse». En ce rappel théologique, les actions divines en vue du Salut n'appartiennent plus qu'au passé - à la différence des actions « à venir » qui toutes signifient le jugement. La référence à la Loi introduit la place du «peuple» qui, plus encore que le roi et sa lignée, devra subir les conséquences funestes (Exil et déportations) des actes posés par le souverain impie.
Cette dernière remarque permet d'éclairer la donnée de 2 Rois 21, 9: «Ils n'obéirent pas, Manassé les égara». A l'image du roi impie, les habitants de Juda sont à leur tour ravalés au rang des nations que Dieu avait exterminées devant eux. Au-delà du parallélisme d'expression, pareille articulation entre fautes personnelles du roi et désobéissance de tous prépare le discours du Seigneur qui suit, où l'accentuation se déplace du roi «impie» à l'ensemble de l'héritage «coupable», c'est-à-dire Israël.
Des abominations, un surplus de mal
De fait, le discours du Seigneur, par l'intermédiaire de « ses serviteurs les prophètes» (2 R 21,1015) vient répondre aux fautes du roi (2 R 21,3-8), sans exclure les péchés commis par «Jérusalem et Juda». On y trouve de semblables procédés littéraires, comme la référence aux nations figurées au verset 11c par «les Amorites», et le recours au flash-back que représente l'allusion à la ruine de «Samarie» (2 R 21, 13a). Dans ce même verset, on retiendra surtout la mention d'Achab, qui forme un nouvel écho au verset lu précédemment: «Je passerai sur Jérusalem le même cordeau que sur Samarie, le même niveau que pour la maison d'Achab». (2 R 21,13.) Dès lors, le lecteur du livre est invité à lire, à travers cette destinée personnelle (la mort d'Achab rapportée en 1 R 22), le sort réservé à tous (la fin de Samarie [2 R 17], prémices du destin réservé à Jérusalem et Juda). Une nouvelle fois, la figure de l'impie Manassé apparaît inclusive d'Israël en son ensemble.
Comment situer dans cette logique théologico-narrative le verset 2 Rois 21, 16? À n'en pas douter, il manifeste qu'au-delà du verdict divin, un point de non retour est atteint. La mention du «sang de l'innocent» par lequel Manassé inonde « Jérusalem d'un bout à l'autre » fait perdre à la terre sa sacralité, elle s'en trouve irrémédiablement souillée, profanée, réduite au rang des nations.
Tout dans l'énoncé dit ce surplus de mal, l'abondance atteinte dans l'horreur, à commencer par l'ouverture de l'énoncé lui-même: «et aussi». Gorgé d'un sang non sacrificiel, la terre ne pourra que vomir ses habitants comme le proclame Deutéronome 18, 9-12: «Lorsque tu seras entré dans le pays que YHWH ton Dieu te donne, tu n'apprendras pas à commettre les mêmes abominations que ces nations-là. On ne trouvera chez toi personne qui fasse passer au feu son fils ou sa fille, qui pratique divination, incantation, mantique ou magie, personne qui use de charmes, qui interroge les spectres ou devins, qui invoque les morts. Car quiconque fait ces choses est en abomination à YHWH ton Dieu, et c'est à cause de ces abominations que YHWH ton Dieu chasse ces nations devant toi».
Philippe Abadie
(Biblia n. 58, pp. 23-25)