Outre la scission de l’Ukraine, soit-elle provisoire ou non, et la désunion de la Russie et de l’Europe dont elle voulait partager les valeurs depuis 25 ans (du moins en paroles), la crise ukrainienne a partagé également la société russe, et cette division semble aujourd’hui irréparable. La ligne de démarcation qui sépare la représentation du monde donnée par la propagande de l’Etat et l’espace virtuel qui reste encore libre passe par le monde académique, par la corporation des artistes et des écrivains, par les membres du clergé orthodoxe, et rompt des amitiés de longue date, parfois même des familles. Il y a deux points de vue qui restent irréconciliables : d'après le premier la grande Russie est venue en aide à ses fils opprimées et menacés en Crimée (pour commencer) par des bandes de fascistes qui se sont emparés du pouvoir à Kiev (la majorité absolue) ; d'après le second, le pouvoir autoritaire, nationaliste et corrompu de Russie a décidé de soumettre l’Ukraine rebelle qui a lancé le défi à l'hégémonie de son voisin. Depuis des années dans les medias russes il n’y a qu’une opinion qui triomphe, celle du patron du Cremlin ; l'autre est reléguée à Internet, et le dialogue est exclu pour le moment. Quoi qu’il advienne de cette crise (tout porte à croire qu’elle n'est qu'à ses débuts), une chose est évidente : la Russie officielle qui veut aller toutes voiles déployées vers la restauration de son ancien empire (non pas sous le nom d’URSS, mais de « Russie historique »), le vieux schisme entre les deux Russies s’est ouvert de nouveau et il s’est même approfondi.
Ce schisme qui existe depuis deux siècles en Russie, disons, entre la conscience qui conteste toutes les injustices russes et la raison d’Etat qui par la main forte écrase la contestation. Cette fois ce conflit a pris la forme de l’opposition farouche entre les soi-disant « russophiles » et « russophobes », en d’autres termes, ceux qui adhèrent au concept du « Monde Russe » (le terme officiel pour le nouveau patriotisme d’Etat), et ceux qui optent pour la Russie en tant qu’une partie intégrale de la civilisation européenne. Or, l’amour de la patrie est une vertu très nerveuse. Il est rarement disjoint de la haine des ennemis de la patrie, surtout des ennemis intérieurs et imaginaires. Ces personnages deviennent mythiques, comme les fascistes à Maidan à la solde vous savez vous-mêmes de qui. Certes, chaque fable politique se nourrit d’une parcelle de la vérité ; parmi les milliers de combattants à Kiev qui ont renversé le pouvoir de voleurs qui avaient mis à sac toute l’Ukraine, il y avait, probablement, un petit pourcentage de nationalistes acharnés. Pas plus, comme on dit, que dans n’importe quelle ville en Russie. Mais, gonflé par la propagande, un ennemi à abattre peut provoquer des événements dont le sens ne se clarifie que dans les générations suivantes. Dans ce conteste on ne peut ne pas évoquer deux anniversaires mémorables :
1863-1864 : L’armée russe noie dans le sang l’insurrection en Pologne, pays faisant patrie d’un empire russe dont la population, y compris l'élite la plus noble, chrétienne et instruite, ne pouvait même pas imaginer leur patrie sans la terre polonaise. Seul le grand Alexandre Herzen, réfugié à Londres, éditeur de « Kolokol » (La Cloche), fut l’unique russe qui avait protesté à l’époque.
1914 : Comme on sait, personne ne voulait pas la guerre telle quelle est devenue. Même les généraux. Mais la folie des drapeaux, l’ivresse des beaux sentiments nationaux, les carnavals très patriotiques dans les rues : « A Berlin ! » « A Paris ! » ont poussé l’Europe vers cet abysse, d’où - 100 ans après - nous ne sommes pas encore complètement sortis.
Vladimir Zelinsky