Exaltation de la Croix
(à propos de Jn 03,14-21)
Pour le peuple Juif l’image du serpent rappelait à la fois les plaintes du peuple et la miséricorde de Yhwh.
Comme le raconte le Livre des Rois (21,4-9), devant la dureté de la marche à travers le désert, le peuple se met à murmurer contre Moïse et contre Yhwh, qui envoie des serpents vénéneux dont la morsure provoquait la mort. Quand le peuple se fut repenti et que Moïse ait intercédé, celui-ci fut chargé de placer bien en vue un serpent de bronze : il suffisait de le regarder pour être guéri du poison mortel.
Il s’agit bien entendu d’un récit mythique, acceptable littéralement par une conscience mythique, comme celle de l’enfant de 3 à 7 ans, ou celle que connut l’humanité entre les années 10 000 et 1000 avant notre ère, approximativement.
Il est évident que cette conscience mythique perdure actuellement dans bon nombre d’esprits. Ce qui explique qu’au niveau religieux, se maintiennent des croyances qui, vues à un autre niveau (le « rationnel », simplement) paraissent des contes pour enfants.
Sur le terrain religieux particulièrement, il est plus facile de demeurer ancré à ce niveau de conscience –même si la personne a des attitudes post-modernes en d’autres secteurs de sa vie-, parce que les textes sacrés ont été compris littéralement, comme si dans leur formulation même ils étaient tombés du ciel, révélés par Dieu.
A partir de ce concept de « révélation », centré sur le littéralisme, le croyant ne se risque pas à reconnaître le caractère historique, conditionné et donc relatif de ces textes : il continue à les répéter mécaniquement, sans le moindre questionnement. Sur ce terrain, inconsciemment peut-être, il renonce à faire usage d’une conscience plus large, lui permettant une lecture plus adaptée et de ce fait libératrice.
Mais il y a plus, c'est cette idée magique du salut qui pendant plus d’un millénaire, allait marquer pour longtemps la conscience chrétienne. De même que le peuple juif put croire qu’il suffisait de regarder un serpent de bronze pour être guéri de la morsure vénéneuse, de même et durant des siècles, beaucoup de chrétiens pensèrent que le salut était le fruit de la mort de Jésus sur la Croix.
Il faut insister sur le fait que tant qu’on se trouve à ce niveau de conscience, une telle lecture est acceptée sans difficulté. Ce qui ne signifie pas qu’elle n’entraine pas des conséquences extrêmement dangereuses dont il conviendrait de souligner les suivantes :
- l’image d’un dieu offensé et vindicatif à l’extrême ;
- l’idée d’une intervention divine, arbitraire et « du dehors » ;
- l’idée d’un état peccamineux universel, et antérieur à toute décision personnelle (croyance dans le « péché originel » ;
- un sentiment généralisé de culpabilité pouvant atteindre des limites pathologiques ;
- la croyance en un salut « magique », produit depuis le « dehors ».
Conséquences qui semblent inévitables quand on fait une lecture littérale de certains textes bibliques, dont celui que nous lisons aujourd’hui, et que l’on compare la croix de Jésus avec le serpent du désert. Ainsi sont posées les bases de toute la « doctrine de l’expiation ».
Une autre lecture est cependant possible qui, reconnaissant le caractère « situé » et donc inévitablement relatif des textes sacrés, accède à un niveau de meilleure compréhension et libère le croyant de l’obligation de rester attaché à une pensée magique ou mythique. Celle-ci en effet, du fait de l'évolution de la conscience, devient pour lui non seulement indéfendable, mais nuisible. A partir de cette lecture nouvelle, le chrétien a toujours le regard fixé sur Jésus, et Jésus crucifié. Mais ce n’est plus un regard infantile ou infantilisant.
Il voit maintenant en Jésus et en son destin –provoqué par l’injustice de l’autorité en place- le modèle d’une vie pleinement réalisée : fidèle et donnée jusqu’au bout. Pour cette raison, le fait de « regarder la croix » commence déjà à être sauveur : il nous fait découvrir en quoi consiste le fait d'être une personne.
Mais il ne s’agit pas seulement d’un regard « extérieur », qui dans le meilleur des cas risquerait de déboucher sur une conduite d'imitation, toujours aliénante. En regardant Jésus, c’est nous-mêmes que nous voyons. Dans nos différences apparentes, est visible la nature commune qui est notre identité. De façon semblable, en chacune des vagues, « prend forme » la même eau qui les constitue.
Dans cette nouvelle perspective, Jésus n’est plus un « magicien » qui nous sauverait depuis l’extérieur ; pas plus qu’il n’est un « être céleste à part » différent de nous. Il est ce que nous sommes tous…., bien que nous continuions à ne pas oser le reconnaître. En lui a été visible la merveille de ce qu’est le Réel. Quand nous le regardons, lui, ce qui naît en nous n’est pas un désir d’ « imitation », mais la reconnaissance de notre identité la plus profonde.
Ainsi le salut ne consiste pas à être libérés, grâce à une « expiation » extérieure à nous, d’une culpabilité ancestrale qu’on traînerait depuis le commencement de l’espèce (resterait d’ailleurs à préciser le moment exact où l’hominidé a cessé d’être un primate pour commencer à être «homo sapiens sapiens»).
Il n’y a pas eu un « péché originel » -dans le sens moralisant où l’a compris la tradition-, qui allait culpabiliser toute l’humanité qui fut en contact avec cette croyance. Ce qu’il y a eu –et qu’il continue d’y avoir- c’est une grande inconscience, laquelle se traduit en l’ignorance radicale de ce que nous sommes, et produit des comportements générateurs de souffrance pour soi-même et pour les autres.
Voilà les « ténèbres » dont parle le texte. Et par contraste la « lumière » dont nous avons tant besoin, et que nous chrétiens voyons resplendir en Jésus de Nazareth.
En ceci consiste le « salut » : à nous approcher de la « lumière », pour reconnaître notre véritable identité –l’ « eau » qui constitue notre forme transitoire de « vagues »- et ainsi sortir de l’ignorance qui embrouille tout et nous maintient prisonniers d’un labyrinthe de souffrance.
Enrique Martinez Lozano
prêtre et théologien
(traduit de l’Espagnol par Maurice Audibert)