Dans le chapitre 22 de la Genèse, Dieu demande à Abraham, pour le mettre à l'épreuve, de lui immoler son fils unique Isaac - c'est du moins ce qu'on croit savoir. Dans une parfaite obéissance divine, celui-ci s'apprête à égorger ce fils sur un autel, en haut d'une montagne. Mais Dieu arrête la main d'Abraham, comme si l'intention suffisait. Et les commentateurs de faire l'éloge de sa foi.
«Monter en montée»
À première lecture certes, la demande divine, terrible, semble claire dans nos traductions; cependant, en plongeant dans le texte hébreu avec d'autres lecteurs, j'ai pu vivre sa métamorphose.
(Combien de lectures sont nécessaires à une telle transformation?) Étapes: trouver plusieurs petits cailloux blancs se faisant suite, oser croire à la voie qu'ils ouvrent; oser demander à la parole de s'expliquer elle-même et ne pas la quitter avant qu'elle n'ait donné un fruit, c'est-à-dire quelque chose de bon qui nourrit. Tant que, dans l'interprétation, un point de cohérence, de joie, n'est pas atteint, tant que nous ne sommes parvenus au moment où nos visages se relèvent, s'éclairent, nous continuons d'écouter un texte comme nous écoutons un rêve...
Tout d'abord, la formule mystérieuse entendue par Abraham au premier jour de sa vocation réapparaît: «va pour toi». N'est-il pas étrange qu'elle revienne là, alors qu'il n'est pas question de son départ à lui, Abraham, mais d'une action qu'il ferait concernant son fils? Un rappel lui est fait du jour où lui-même, après la mort de son père, a été séparé (sevré) de sa famille, de sa culture, par une parole divine, et orienté pour (ou vers) lui-même, vers une rencontre mystérieuse.
Je fus très étonnée de voir qu'en hébreu, il n'y avait, dans la demande faite par le divin à Abraham, aucun mot qui veuille dire littéralement sacrifier, immoler, pas plus, évidemment, que le mot grec «holocauste». J'ai revisité toutes les traductions à ma portée: toutes avaient imprimé à ce texte une couleur sacrificielle. Sauf André Chouraqui et, au XIe siècle, le commentaire de Rachi: «Dieu ne lui dit pas: immole-le. Le Saint, béni soit-il, ne voulait nullement cela mais seulement le faire monter sur la montagne pour donner à la personne d’1saac le caractère d'une offrande à Dieu. Et une fois qu'il l'aura fait monter, il lui dit: fais-le descendre».
Peu de commentaires me paraissent plus importants, car beaucoup se décide en ce lieu du texte: si Dieu demande l'immolation d'Isaac, toute cette histoire est une mise à l'épreuve extrême, cruelle, absurde de la foi-soumission d'Abraham. Mais si Dieu ne demande pas l'immolation et qu'Abraham le croit tout d'abord, alors nous sommes dans le dévoilement de l'imaginaire d'Abraham et la transformation de sa foi. Confirmés par Rachi dans la prise en considération du sens littéral, nous prenons la voie indiquée par cette constatation: Dieu ne demande pas à Abraham de tuer son fils mais de le faire «monter en montée», l'élever en élévation.
L'offrir, non pas le tuer
Pourquoi Abraham l'entend-il autrement tout d'abord? Il semble logique de penser qu'il entend ce que sa culture d'origine admet: les sacrifices humains. Le nom d'Abraham, donné par Dieu, veut dire «père d'une multitude». Or, Sarah, sa femme, lui a déjà demandé de chasser le premier fils, Ismaël, demi-frère d'Isaac, pour que seul son fils hérite. Et ce serait maintenant à Isaac, devenu l'unique, de disparaître? D'autres mots du texte font avancer le questionnement, comme la répétition de «Ils vont, les deux, unis». Pourquoi le dire deux fois? Ce qui se répète pour un psychanalyste, c'est ce qui n'a pas encore trouvé son chemin vers la parole. Comme on frappe et refrappe à une porte. Père et fils vont unis, littéralement « eux deux un ». Relation admirable d'un père et d'un fils?
À mes oreilles, cela sonne plutôt comme du «lien», du non-délié. Car pourquoi deux, père et fils, iraient-ils «un seul» ? Est-ce admirable? Est-ce mortifère? Tant de choses mortifères sont d'abord admirables à nos yeux. Puis Abraham lie son fils. Symboliquement, il est déjà lié dans le Verbe par les pronoms («ton fils, ton unique») et par cet «eux deux unis», unité faite à deux, composé instable qui tend vers la fusion. Pas d'écart entre les deux qui permette la parole. Faire un, par possession de l'autre, c'est la solitude.
Quand Abraham se saisit du couteau, tout bascule: le divin, le père, le fils, tous trois se transforment. Le divin tout d'abord change de nom: c'est un messager d'YHVH (et non plus Elohim) qui arrête le meurtre sacrificiel. Il appelle Abraham deux fois, comme pour l'éveiller à un autre étage de lui-même. Et en effet, la voix divine parle maintenant, non plus comme l'idole morte (le surmoi, dirait le psychanalyste), mais comme le Dieu vivant - et comme la conscience d'Abraham: «Ne lance pas ta main vers l'adolescent, ne lui fais rien».
Isaac maintenant: il n'est plus appelé par le messager divin «ton fils, ton unique», mais «l'adolescent». L’adolescent n'est pas «retenu» (littéralement, plutôt qu'«épargné»), pas retenu loin de lui-même et du divin par les possessifs et la fausse unité. Ainsi s'accomplit ce que le divin a demandé tout d'abord: l'offrir et non pas le tuer (Abraham sacrifiera à sa place un bélier, animal père qui peut le représenter lui-même non-éveillé à son humanité). Craindre Elohim: respecter le créateur qui sépare ses créatures et qui garde entre elles le vivant écart.
«Va vers/pour toi» est l'appel qui a jadis libéré Abraham de son père et de tout ce qui le tenait. Comme il a été appelé hors de son père, il laisse maintenant aller son fils. Les cures d'aujourd'hui ne nous apprennent pas autre chose: pour guérir quelqu'un d'une erreur symbolique, il faut tout d'abord établir une relation telle que cette erreur puisse se re-présenter, se reproduire. Pour se défaire. Le divin veut-il guérir Abraham de toute idolâtrie? Qu'il se laisse d'abord prendre pour l'idole (les Elohim, les dieux), puis qu'il se révèle comme autre (YHVH), celui qui ne souhaite pas qu'Isaac soit tué pour lui. Le divin, grand thérapeute, se laisse prêter les croyances d'Abraham; à partir d'elles seulement, leur transformation est possible.
La conscience aimante du père
À ce Dieu qui représente la valeur suprême, Abraham obéit deux fois, la première obéissance est soumission meurtrière au Dieu imaginaire; la deuxième est la fin de cette soumission et l'écoute d'un Dieu vivant qui parle comme la conscience vivante, aimante du père. Elle libère à Abraham du sacrifice en l'interdisant. YHVH se révèle comme non-idole, non-Moloch. Abraham a donné son fils mais le divin ne le prend pas. Isaac, fils dépossédé, a disparu vers le divin hors du champ sacrificiel de la possession paternelle.
Quant à Abraham, sa différenciation aura eu lieu dans ses trois dimensions: répondant à trois appels divins, il est parvenu à trancher les liens-ligatures qui le liaient à ses parents, à sa femme (il ne l'appelle plus sienne), à son fils. Il passe de la possession à l'alliance. La voix divine prophétise alors à Abraham que toutes les nations de la Terre s'entre-béniront en sa semence. Elles cesseront de devoir tuer au nom de leurs dieux.
Marie Balmary
(Le monde des religions, n. 45)