L'idéologie royale en Israël reproduit, parfois malencontreusement, celle des royaumes voisins. La sagesse d'Israël dialogue avec l'Egypte, Canaan, Balam, voire la Grèce, et même les noms dont la Bible tente de désigner Dieu ont leur préhistoire dans des croyances extra-bibliques. Par ailleurs, les étrangers sont dans la Bible parce qu'elle parle d'eux. Explicitement et en termes contrastés.
A première lecture: l'étranger signe contradictoire.
Celui qui cherche dans l'Ancien Testament la trace de l'étranger reste frappé par l'immensité du sujet: prescriptions, devoirs, droits et contestations, images et rappels se pressent dans la diversité et parfois la contradiction. Ainsi l'étranger est, à la fois, l'ennemi qui menace, l'hôte que l'on protège et le païen qu'on extermine: c'est pour qu'ils y «habitent en sécurité face à tous les ennemis qui (les) entourent» que le Seigneur promet à son peuple un «lieu de repos» (Deut. 12/10).
Pourtant, le sens de l'hospitalité est tel chez les Hébreux qu'il conduit Abraham à recevoir royalement les voyageurs de Genèse 18/1 à 8, et Loth à risquer pour des inconnus sa vie et celle de sa famille (Genèse 19/1-11); inconnus qu'il massacrerait peut-être s'il vivait au temps de Josué et les trouvait chez eux, dans une ville païenne, par un de ces jours d'«interdit» dont les ruines de Jéricho et Aï gardent le souvenir. (Josué 6 et 8).
La loi ordonne de respecter la liberté de l'étranger: «Tu n'exploiteras ni n'opprimeras l'immigré» (Ex. 22/20 et 23/19). «La justice sera la même pour l'immigré et l'autochtone» (Lév. 24/22) et même... «Vous aimerez l'étranger comme vous-mêmes» (Lév. 19/34)! Pourtant c'est bien lui que l'on emploie de préférence comme esclave après l'avoir acheté aux «païens (goyim) d'alentour» ou parmi leurs clans installés en Israël (Lév. 25/44-45), car, à la différence des «frères, enfants d'Israël» les païens «vous pourrez les asservir à perpétuité» (Lév. 25/46).
Quant à la religion, ici on reconnaîtra celle de l'étranger jusqu'à l'intégrer, ailleurs on cherchera à la détruire. Lorsque le Psaume 110 (v. 4) déclare au roi: «Tu es prêtre selon l’ordre de Melchisédech», il le bénit au nom d'un étranger, Melchisédech, «roi de Salem», allié d'Abraham (Gen. 14/18-20). Voir aussi Hébreux 5/6). Inversement, lorsque le prophète Elie défie les prêtres du dieu cananéen Baal en un sanglant match de liturgie pluviale, c'est dans l'intention de détruire leur culte (1 Roi 18).
L'étranger jouit d'un statut différent suivant qu'il est hôte de passage, immigré ou esclave. Comme hôte de passage, il a droit — nous l'avons vu — à tous les égards de l'hospitalité. En tant qu'immigré, «étranger qui est dans tes portes», il a les mêmes droits que le citoyen israëlite (Lev. 25/22), y compris le droit au soutien de la collectivité en cas de besoin et celui d'acheter des esclaves israëlites en cas de prospérité !
«Si ton frère s'appauvrit jusqu'à perdre son indépendance envers toi, tu le soutiendras même s'il est immigré ou résident temporaire, afin qu'il puisse survivre à tes côtés»... bel exemple de protection sociale antique et non sélective ! Symétriquement, «si un immigré ou un résident temporaire a des moyens, il peut arriver que ton frère se vende à lui pour cause de dettes... » (Lév. 25/35 et 47-48).
S'il est esclave, l'étranger appartient corps et biens à la famille qu'il sert: il est «ton argent» dit la Loi (Ex. 21/20-21). Il pourra alors se trouver astreint à subir la circoncision, comme les fils du pays (Gen. 17/12-23), mais on aurait tort de voir dans cette opération une brimade car elle lui donnera le droit de participer à la fête principale des Hébreux, puis des Juifs: la Pâque, rappel de la fondation du peuple et de... la libération des esclaves! (Ex. 12/43-49).
La circoncision des esclaves fonctionne donc comme marque et procédé d'intégration des étrangers à la famille d'Israël. Famille dont l'esclave dans les clans semi-nomades fait suffisamment partie pour pouvoir, le cas échéant, hériter de son maître ou épouser sa fille: «Je m'en vais sans enfant et l'héritier de la maison sera Eliézer de Damas» déclare Abraham en Genèse 15/2 (voir aussi ! Chroniques 2/34-35). Il est vrai, par ailleurs, «qu'un esclave avisé l'emporte sur un fils dégénéré » (Proverbes 17/2)....
Ainsi, la première approche, éclectique, du sort fait à l'étranger dans les textes bibliques donne l'impression d'une opposition entre des intentions hospitalières et des précautions discriminatoires. Mais peut-être que les étrangers, eux aussi, varient; peut-être y a-t-il dans l'histoire biblique étranger et étranger...?
Après la première lecture: étrangers en danger et étrangers dangereux
Le premier étranger qu'Israël subisse, c'est Pharaon qui convertit les Hébreux réfugies sur le sol égyptien en immigrés-esclaves. Contre cet étranger-là, les hébreux vont devenir le peuple de l'alliance avec Dieu-seul-pouvoir-absolu. «Ecoute, Israël, Le Seigneur notre Dieu est le seul seigneur» (Deut. 6/4). «Je suis le Seigneur ton Dieu qui t'ai fait sortir du pays d'Egypte, de la maison de l'esclavage» (Ex. 20/2).
Face au monarque d'Egypte, les Hébreux deviennent eux-mêmes étrangers à ce que sa seigneurie représente, de sorte que plus tard, lorsqu'à leur tour, ils demanderont un roi «comme les païens», Dieu dira: «C'est moi qu'ils rejettent: ils ne veulent plus que je règne sur eux». (1 Samuel 8/5-9).
Tel est le conflit: il oppose Israël, peuple dont Dieu est le souverain, à tous ses voisins sédentaires dont l'organisation sociale reproduit le modèle normatif d'une hiérarchie de divinités. Constamment, ce modèle menacera l'autonomie du peuple hébreu. Or, cette autonomie, fragile et parfois illusoire sur le plan politique, apparaît bien en dernier ressort comme une autonomie d'identité dépendant du pacte qui relie les Hébreux à leur Dieu et entre eux.
L'étranger, dans la mesure où il est extérieur au pacte monothéiste, est donc celui dont il faut se défendre de peur de s'amollir à son contact jusqu'à perdre la foi des ancêtres et tomber en esclavage. Du coup, c'est un peu lui qui donne à Israël une qualité que la réalité ne justifiera pas toujours, mais dont les textes se souviendront avec une espèce de fierté; la qualité de peuple étranger, jusqu'à cette parole fameuse de l'épître aux Hébreux: «C'est dans la foi qu'ils sont tous morts, sans avoir obtenu les choses promises mais après les avoir vues et saluées de loin en se reconnaissant étrangers et voyageurs sur terre». (Héb. 11/13).
Le second étranger qu'Israël rencontre, c'est celui qui vient à lui les mains nues et lui rappelle ses ancêtres errants et étrangers, comme Abraham disant aux Hittites: «Je vis avec vous en émigré et en hôte de passage» (Gen. 23/4 - cf. aussi Nb. 9/14...). L'alliance avec le Dieu de l'Exode est pour ces hommes-là. Il ne faut pas qu'Israël les reçoive comme l'Egypte a traité ses pères et comme, plus tard, l'Assyrie et la Babylonie recevront les captifs du peuple.
D'où les lois qui protègent l'étranger, dont nous avons pu entrevoir déjà la générosité et la finesse. Il faut lire et relire à ce sujet: Exode 12/49, 20/10, 22/20, 23/9 -Deut. 10/17 à 22, 16/11 à 14, 24/9 à 21 ; Lév. 19/33-34, 24/22, 25/33 à 35... et tant d'autres commandements et tant de paroles prophétiques pour constater à quel point l'attention portée à l'étranger, la veuve et l'orphelin constitue l'une des principales voies d'approfondissement et d'appropriation de l'obéissance à la Loi.
Le Deutéronome désigne ce mouvement par l'expression, «circoncision du cœur», qui dit clairement: l'obéissance formelle n'est rien sans conversion de la volonté. Or, sur le chemin de cette conversion, on rencontre les victimes de l'exclusion et ceux qu'elle menace: «Vous circoncirez donc votre cœur, vous ne raidirez plus votre nuque, car c'est le Seigneur votre Dieu qui est le Dieu des dieux et le Seigneur des seigneurs, le Dieu grand, puissant et redoutable, l'impartial et l'incorruptible, qui rend justice à l'orphelin et à la veuve et qui aime l'immigré en lui donnant du pain et un manteau». (Deut. 10/16-18).
Et, régulièrement, ces appels sont ponctués par le célèbre: «Souviens-toi que tu es toi-même étranger et esclave» (Ex. 22/20, 23/9 - Deut. 5/15, 10/19, 26/5...). Concrètement, le territoire d'Israël reçoit de ces dispositions idéologiques un statut exceptionnel et subversif: celui de terre d'asile pour esclaves en fuite (Deut. 23/16-17)!
Au fond, comment ne pas finir par être soi-même l'Egypte de quelqu'un, sinon en s'efforçant de demeurer étranger dans son propre pays? «... car le pays est à moi, vous n'êtes chez moi que des étrangers et des hôtes» (Lév. 25/23). Et, en hébreu, «le pays» se dit «la terre»...
Dans l'ensemble, on peut donc expliquer le mélange de nationalisme féroce ou puritain et d'hospitalité à toute épreuve qu'expriment les textes bibliques par le problème particulier que l'étranger pose aux hommes du Pacte: résister à l'étranger corrupteur ou dominateur qui s'interpose entre Dieu et le peuple, et pourtant avoir «la même justice pour l'étranger et pour le citoyen» car tel est précisément le sens du Pacte: un même Protecteur pour tous les sans-dominateur. Assurément, une telle réflexion provoque entre les textes bibliques un dialogue souvent conflictuel mais la leçon qui en découle est claire: j'ai affaire à deux sortes de comportement étranger, celui d'hote et celui d'envahisseur. Deux ou peut-être trois races d'étrangers: celui qui a faim de ma soupe, celui qui me la vole, celui qui crache dedans. Ces distinctions sont plus opérantes que celles de la couleur de la peau.
Deux ou trois mots du cas Jésus
Les informations qui précèdent sont le résultat d'une lecture de la Bible influencée par la foi en Jésus-Christ, et il n'y a pas lieu de chercher dans les épitres ou les évangiles quelque correctif ou message suréminent qui marquerait une hiérarchie entre les textes. On ajoutera tout de même deux ou trois mots à propos de Jésus.
«Le salut vient des juifs» (Jean 4/22)... «J'ai été envoyé aux seules brebis perdues de la maison d'Israël» (Matth. 15/24). Jésus vient pourtant d'avoir avec des représentants qualifiés de la «maison d'Israël» une violente controverse à propos de l'obéissance à la Loi juive, mais une personne s'avance pour lui demander une guérison.
Elle cumule trois tares majeures: femme, étrangère et non juive. Et Jésus la repousse par ces mots qui signifient: tu es peut-être une brebis perdue, mais pas de la bonne bergerie ... Sectarisme? Politique? Pédagogie? La réponse nous échappe, mais les effets de ce refus restent observables dans le texte: l'étrangère ne le prend pas à la légère; elle ne discute pas le privilège juif; et quand Jésus précise avec quelque férocité: «Il n'est pas bon de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens» (Matth. 15/26 + Mc 7/28), elle acquiesce encore: «C'est vrai Seigneur»...
Il nous faut donc, comme elle, prendre conscience de l'apparence compacte de la volonté affirmée par Jésus d'être prophète pour les juifs. Car répondre «oui» à l'étrangère signifierait pour lui un désordre dans la stratégie suivante: adresser à un peuple une critique radicale assortie d'une bonne nouvelle qui lui sont totalement homogènes. Et ne rien prétendre envers ceux qui ne partagent pas la foi monothéiste avec ses exigences et ses promesses.
Hors la foi que peut signifier en effet: «Heureux les pauvres d'esprit, heureux les pacifistes, heureux les frustrés de justice, heureux les persécutés...» (Matth. 5/7), sinon une provocation ? Et de quel droit ordonner: «Aimez vos ennemis, ne vous souciez pas de vos besoins primaires, donnez la priorité à la justice de Dieu...» à des gens pour qui «Dieu» n'est qu'un mot?
A l'instant de la rencontre avec l'étrangère, Jésus se pense-t-il porteur d'un message universel, nous l'ignorons. Mais nous voyons comment il se présente: en porteur d'un Evangile juif.
Or, l'étrangère fait comme si l'on pouvait choisir d'avoir part aux valeurs juives révolutionnées par Jésus. «Il n 'est pas bon de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens» - «C'est vrai Seigneur, mais les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres». (Matth. 15/26-27, Mc. 7/28).
Elle contourne ainsi l'obstacle de sa non-appartenance au judaïsme en alléguant la surabondance de l'amour de Dieu. Je ne suis pas de la famille, certes, mais je me contenterai des miettes. Et Jésus cède.
Ce que l'étrangère a déclenché en lui, c'est ce qui à l'intérieur de son Evangile juif était déjà présent: la conviction que la loi biblique se fossilise lorsqu'elle devient l'apanage d'un groupe. La lignée et le groupe peuvent suffire à constituer une communauté d'observance, liée aux interdits d'une même Loi, pas une communauté de foi.
C'est dans le cadre d'une communauté ouverte et librement choisie que l'on peut se donner les obligations positives qui dépendent de la foi: «Aime, donne sans regretter, préfère la justice à la sécurité...»
D'où l'ouverture de l'Evangile juif aux étrangères et à leurs enfants. Dont nous sommes. Des miettes de la foi juive remodelée par la parole du Nazaréen, les Eglises chrétiennes sont nourries depuis dix-neuf siècles. Etrangères à la source de leur propre salut.
Dans l'Evangile de Luc, on trouve une autre histoire de table et de miettes, celle de Lazare (Luc 16/19-31). Lazare était un pauvre très pauvre. Il dépérissait à la porte d'un riche très riche qui se gobergeait tous les jours grassement. Lazare aurait bien voulu se nourrir des miettes de la table du riche, mais personne ne lui en donnait. Ainsi va la vie bien souvent: on invite des gens qui n'ont pas faim et on en oublie d'autres, tout proches quelquefois, dont le ventre est creux, mais qu'on ne voit pas... L'exclu, c'est comme le prochain: pour que ça existe, il faut être deux.
Un visa pour le Messie? Pour remplir la carte d'identité du Messie, les évangélistes ont divergé. Seul des quatre, Matthieu y introduit la fuite en Egypte (Matth. 2/13-15).
Pourquoi juge-t-il si important cet épisode ignoré ou négligé des trois autres? C'est, dit-il, parce qu'ainsi s'accomplit ce que le Seigneur avait dit par le prophète: «D'Egypte, j'ai appelé mon fils». Ainsi, la vie du Christ doit, aux yeux de l'évangéliste, reproduire le destin d'Israël, peuple de Dieu, peuple étranger. Jésus doit se qualifier pour la fonction qui sera sienne en passant de l'exil à l'exode. Et il faut, paradoxe violent, qu'il ait d'abord fui la terre promise et trouvé refuge au «pays de l'exploitation» où ses ancêtres avaient cru Dieu mort. Avant de commencer son action de libérateur, il faut que le Fils de Dieu reçoive la qualité de réfugié, puis celle de rapatrié. A force d'être déplacé, pas étonnant qu'il dérange... Celui qui nous est devenu plus proche que tous nos proches et plus fraternel que tous les frères et sœurs de notre chair, nous est aussi doublement étranger: parce qu'il est juif et nous le sommes trop peu, exclu et nous sommes installés. Comment le reconnaître, lui que nous ne voyons pas, si les autres étrangers, que nous pouvons voir, nous restent inconnus ?
Jean-Pierre Molina
(Croyante en liberté, «Je ne suis pas raciste mais…», janvier 1991, 5, p. 46-51)
novembre 1990