On peut dire que c'est bien là l'événement le plus marquant de tout le cycle d'Abraham, le plus profond à la fois dans l'existence de cet homme et le plus instructif, le plus symbolique pour le paradigme qu'il est censé incarner. De toutes les épreuves traversées par le patriarche, c'est celle qui le toucha au plus profond de lui-même, celle qui a failli bouleverser sa vie. Il s'est trouvé confronté au choix suivant: avoir une descendance, avoir un avenir en maintenant son fils en vie au prix d'une désobéissance à Dieu ou, au contraire, mettre un terme à l'histoire de sa famille et de son clan en passant à l'acte... Pouvait-il prévoir que la divinité interviendrait providentiellement pour retenir sa main? Pouvait-il en être absolument sûr?
Nul ne peut répondre à cette question avec certitude. Après cette expérience qui connut un heureux dénouement, Abraham n'est plus le même homme: guidé par une foi aveugle, il est persuadé que la divine providence veille sur lui à chaque instant. Et la portée de ce qu'il vient de vivre paraît autrement plus considérable que l'alliance doublement scellée avec Dieu dans les chapitres 15 et 17.
Même l'institution de la circoncision qui représente pourtant le contenu de cette alliance n'eut pas de retentissement aussi profond. Mourir ou (hélas) tuer (son propre enfant) pour son Dieu, telles sont les origines du martyre... Cette phrase pourrait servir de sous-titre à ce chapitre 22 du Livre de la Genèse où Dieu donne à Abraham un ordre absolument insensé et totalement incompréhensible: immoler son fils, son unique enfant, celui qu'il aime, son héritier, celui que lui a donné son épouse légitime, la matriarche Sarah...
Le culte sacrificiel revisité
C'est du moins ainsi que commence ce chapitre qui apparaît comme le fruit d'une interpolation sacerdotale relativement tardive... Les précisions données par le texte, qui frisent d'ailleurs la redondance, sont loin d'être anodines et soulignent justement le caractère exceptionnel de cette injonction. Si celle-ci avait été moins détaillée, Abraham aurait alors pu se contenter de sacrifier un autre enfant, issu d'une union avec l'une de ses multiples concubines, ou encore un autre membre de sa maisonnée. Tel ne fut pas le cas car Isaac était nommément cité.
La pluralité des mains éditoriales à l'œuvre dans ce passage est indéniable: il est totalement incompréhensible que l'on demande l'immolation d'un enfant au chapitre 22 alors que l'on relatait avec un grand enthousiasme sa naissance tant attendue au chapitre... 21! En fait, ce chapitre contient deux idées majeures: la première est que le culte sacrificiel ne comportera plus une victime humaine mais animale; la seconde a trait au martyre: jusqu'où peut et doit aller notre amour de Dieu? Pas seulement jusqu'au sacrifice suprême mais bien jusqu'au désir de sacrifier à Dieu ce que l'on a de plus cher au monde. C'est nettement plus que le sacrifice de soi.
Maurice-Ruben Hayoun
(Le monde des religions, n. 45)