Jusqu’à maintenant, nous faisions une lecture suivie de l’évangile de Marc. Nous l’interrompons aujourd’hui pour lire le chapitre 6 de Jean pratiquement en entier jusqu’au 21° Dimanche. La raison est que, dans les trois cycles A, B et C, nous lirons les évangiles de Mathieu, Marc et Luc, mais pas celui de Jean. On a recours à ce dernier lorsqu’il semble exprimer mieux que les autres tel ou tel aspect important. C’est le cas aujourd’hui. L’évangile de Marc arrivait à la multiplication des pains et des poissons et cet épisode est plus développé chez Jean, de sorte qu’il offre tout un traité théologique que nous lirons les dimanches suivants. A compter de ce dimanche jusqu’au 21°, nous lirons le long chapitre de Jean, que l’on a appelé « le discours du pain de vie ».
Nous lisons aujourd’hui le récit de la multiplication des pains et des poissons, qui va être à l’origine de tout le sermon et des discussions postérieures. Les gens ont suivi Jésus hors de l’agglomération, il se fait tard et les disciples pressent Jésus de les renvoyer. Jésus ne le fait pas, mais il leur donne à manger, avec seulement cinq pains et deux poissons.
Trois strates se mêlent dans la trame du récit :
la première, un fait surprenant qui a sans aucun doute eu lieu, et que la mémoire des témoins a conservé.
La seconde, une amplification de type plutôt légendaire, conséquence sans doute de la renommée acquise aussi bien par le récit que par Jésus lui-même.
La troisième, une utilisation du récit par la catéchèse sur Jésus perçu comme nourriture, et qui a pu être appliquée ensuite à l’eucharistie.
Nous aimerions reconstituer exactement l’évènement, ce qui s’est passé, ce que les yeux ont vu. Nous nous résistons à accepter un miracle si peu en accord avec les habitudes de Jésus ; nous pouvons accepter Jésus guérisseur, mais ces autres miracles que nous appelons « sur la nature » (celui-ci, la tempête apaisée, les noces de Cana…) nous laissent quelque peu déconcertés. Pour celui qui nous occupe aujourd’hui, nombreux sont ceux qui l’interprètent de façon complètement naturelle : Jésus est parvenu à faire que les gens partagent ce que chacun avait, ce qui a été plus que suffisant pour tous. Le miracle consiste en ce que tous partagent leur pain. C’est très parlant, mais il ne semble pas que les textes disent cela. De toutes façons, vu la quantité de symbolismes qui se sont ajoutés au récit, il est très difficile d’arriver à une reconstitution des faits. Les symboles tentent une interprétation de ce récit, pour offrir un message à la foi. Ce message n’est pas la puissance de Dieu ni l’abondance matérielle du Royaume du Messie ; telle sera l’interprétation des gens, et Jésus la rejette. L’interprétation viendra dans les paragraphes postérieurs que nous lirons les dimanches suivants.
REFLEXION
Les signes de l’évangile de Jean se présentent toujours à partir d’une narration pour s’élever jusqu’à un message (au cours du processus les évènements deviennent symboles et à l’inverse, les symboles sont compris comme des faits). Rappelons quatre de ces faits-signes. Le pain (la multiplication), l’eau (la Samaritaine), le vin (les noces de Cana), la lumière (l’aveugle-né). Chez tous ceux-ci, l’auteur s’élève de la narration d’un évènement au message sur Jésus, qui dans les quatre est semblable ou complémentaire :
Jésus est le pain vivant descendu du ciel,
il est l’eau vive,
le vin nouveau,
la lumière qui lutte contre les ténèbres.
Ces interprétations métaphoriques de Jésus ce sont elles qui constituent le message.
Le message, dans ces passages et ailleurs, semble différent, mais dans le fond c’est le même : le Royaume comme abondance, comme banquet, offert par Dieu même, visible dans le Jésus de chair et d’os (de chair et de sang). Accepter Jésus c’est accepter l’abondance du Royaume, vivre rassasié et en pleine lumière. Ne l’oublions pas : bien que le quatrième évangile ne contienne pas de paraboles proprement dites, il s’exprime en termes métaphoriques, pas en concepts métaphysiques. A convertir les métaphores en concepts, nous pouvons parvenir à des conclusions désastreuses, complètement étrangères à ce que l’auteur voulait communiquer. (Comme la terrifiante « théologie de la communion », comprise comme « avaler physiquement Dieu pour qu’il produise un effet spirituel »).
Mais dans ce texte, la catéchèse sur Jésus/abondance que nous verrons les dimanches suivants, n’a pas encore été exposée. Les thèmes majeurs d’aujourd’hui sont autres, concrètement il y en a deux et très importants:
Avant tout le banquet de Jésus offert à tout le monde. Qui vient à Jésus reçoit sa nourriture, Jésus répond à la faim de tous les hommes parce qu’ils sont affamés, tout simplement. Ce thème est en connexion profondes avec les fameux repas de Jésus avec les publicains et les pécheurs. Cette fameuse « table ouverte » de Jésus est l’une de ses caractéristiques, si visible et surprenante qu’elle provoqua le scandale des légistes et des pharisiens. Jésus est un pécheur parce qu’il mange avec des pécheurs. Mais Jésus donne une autre explication : le médecin doit se trouver là où sont les malades. Cette attitude contredit une conception religieuse très fréquente : le saint doit être à part, lointain, élevé au-dessus des gens normaux qui sont par définition impurs, pécheurs, ignorants de la loi. Bref, Dieu est sur l’échelon supérieur, avec les personnages importants de la religion et de la société. Mais Jésus n’est pas comme ça, Jésus est avec tous, mange avec tous, est en contact avec tous ; mais plus spécialement, de façon plus habituelle, nous dirions plus volontiers, avec les gens plus simples, et même avec les plus marginaux.
D’autre part, les assistants au banquet tirent des conclusions erronées : ils veulent le faire roi. Il est évident que la proclamation, en Israël, équivaut à la reconnaissance comme Messie, le Roi libérateur par excellence, celui qu’on attendait. Et quel meilleur Roi/Messie qu’un homme qui guérit les maladies et donne à manger gratis et en abondance ? Comme nous l’avons déjà dit ailleurs, les gens –y compris ses disciples- sont disposés à acclamer Jésus comme le Messie. Ce à quoi ils ne sont pas disposés, c’est à changer l’image qu’ils ont du Messie, à admettre que le Messie ne va pas être le Roi qu’ils attendent, mais Jésus tel qu’il est. Telle va être une des lignes de force de ces quatre dimanches : Jésus va parler du pain du ciel, de la nourriture de l’Esprit et ils vont tout comprendre à l’envers.
L’une des crises les plus fortes de la vie de Jésus va être celle-ci (on parle habituellement de la « crise galiléenne ») qui fut significative pour sa vie et probablement déterminante pour sa mort. Mais elle comporte, de plus, un message très important pour nous : jusqu’à quel point suivons-nous Jésus ; le suivons-nous seulement quand il nous semble raisonnable, qu’il correspond à nos attentes religieuses, ou sommes-nous capables de le suivre sans conditions, nous laissant changer par lui.
Ce fut un drame pour se disciples et pour les premières communautés. Les disciples attendaient un Messie Davidique. Ils ont été sur le point de perdre toute foi en Jésus au moment de sa mort sur la croix. Ils ont dû changer d’état d’esprit, et cela s’est produit seulement lorsque, comme fruit de la Résurrection, ils ont cru en lui, comme nous l’avons vu les dimanches de Pâques. Les premières communautés ont dû s’ouvrir au monde, comprendre que Jésus rompait les moules de l’Ancienne Loi, se passer de la circoncision, des aliments tabous, du sabbat…Ils l’ont fait : leur foi en Jésus a été capable de les changer radicalement.
POUR NOTRE PRIERE
Nous sommes invités à revoir en profondeur nos critères. Le style de Jésus et le nôtre, ses valeurs et les nôtres. Jésus est le vin nouveau qui fait sans cesse éclater nos vieilles outres. Si la foi en Jésus ne change pas constamment en nous de vieilles convictions, méfions-nous…Jésus est en marche, il s’en va constamment vers devant: aller avec Jésus, c’est être sans arrêt disposé à laisser quelque chose que nous tenions comme sûr et indispensable ; et pas toujours en vue de quelques chose de meilleur, mais toujours pour avoir confiance en Lui, pour croire en lui.
José Enrique Galarreta
(Traduction Maurice Audibert)